Jaques Ellul

Troude-Chastenet
© L’Europe en formation, n° 315-316, hiver 1999 – printemps 2000
J. Ellul se souvient avoir découvert Kierkegaard dans sa dix-huitième
année : « – Grâce à lui j'ai compris que je ne comprenais rien au vrai
désespoir23. » Il deviendra, au fil des ans, un grand connaisseur de l’auteur
de Stades sur le chemin de la vie, comme en témoigne sa préface au livre
de Nelly Viallaneix24, l’une des meilleures spécialistes de Kierkegaard.
L'existence considérée et vécue comme une tension permanente entre
deux pôles irréductibles, l'individu pensé comme un être unique –
conscient des catégories existentielles et placé sous le regard d'un Dieu fait
homme mais qui reste en même temps le « Tout-Autre » –, le saut dans la
foi comme seule solution pour sortir de l'absurde, le principe de nonconformité
au monde, la critique d'une Église ayant trahi le message
originel du Christ, la défense de la personne face au Pouvoir, sont
quelques-uns uns des thèmes abordés par le théologien français à la suite
du philosophe danois.


Les liens de parenté sont tellement évidents que l'on a pu voir en
J. Ellul, non pas un fils spirituel de Kierkegaard mais un véritable frère en
l'esprit25.


Si Marx et Kierkegaard sont les deux seuls auteurs dont il prétend
avoir lu tous les livres – dans une même perspective libertaire d'ailleurs –,
il en existe un troisième, découvert à la même époque, dont il revendique
expressément la filiation. Ellul tenait le dogmaticien protestant Karl Barth
(1886-1968), autre dialecticien de génie, pour le plus grand théologien du
XXe siècle26. Héritier de Kierkegaard faisant de l'obéissance à Dieu la seule
source de félicité, Barth aide le jeune converti à penser dialectiquement
l'obéissance de l'homme libre à l'égard du Dieu libre.


La scandaleuse révélation de la liberté du Dieu biblique consiste à ne
pas écarter le libre-arbitre humain. Dieu est incognito – secret –, mais en
même temps il est présent. Dieu est transcendant, mais en même temps il
intervient ponctuellement dans l'Histoire, laissant Sa créature libre de son
destin. Dieu est le Tout-Puissant mais en même temps, il a choisi la voie
de la non-puissance pour s'adresser aux hommes. Dieu est le Père, mais il
23. Entretiens avec Jacques Ellul, 14 octobre 1987.
24. N. Viallaneix, Ecoute, Kierkegaard : Essai sur la communication et la parole,
Paris : Cerf, 1979.
25. V. Eller, « Ellul and Kierkegaard : closer than brothers », in Christians and Van
Hook, éds., Jacques Ellul : Interpretive Essays, Chicago : University of Illinois Press,
1981, pp. 52-66.
26. Jacques Ellul, Anarchie et christianisme, Lyon : Atelier de création libertaire,
1988, p. 13.

Christianisme, personnalisme et fédéralisme dans l’oeuvre de Jacques Ellul 247
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est aussi et en même temps, le Tout-Autre. Dieu est Amour, mais il est
aussi Justice.


En bref, la pensée barthienne permet à Ellul d'échapper aux différents
« ou bien... ou bien » du dilemme des incroyants. Grâce à elle, il peut
articuler le « déjà » et le « pas encore », autrement dit la promesse et
l'accomplissement. Mais surtout, le théologien suisse lui fait comprendre
l'idée centrale d'un message biblique formulé pour l'essentiel en termes
dialectiques : la libre détermination de l'homme dans la libre décision de
Dieu.


Ces trois auteurs constituent donc l’essentiel de son bagage intellectuel
lorsqu’il s’embarque dans l’aventure personnaliste.


Notons toutefois qu’il n’a pas dû rester insensible à la critique de la
science faustienne, de la nouvelle religion technicienne, de la vie
standardisée et de l'idéologie progressiste, menée par un Oswald Spengler
(1880-1936).


Ne partage-t-il pas l'analyse de l'auteur de L'homme et la technique
selon laquelle l'homme s'étant dressé contre la nature, c'est au tour de la
machine de se révolter contre l'homme ?


« La pensée Faustienne commence à ressentir la nausée des machines.
Une lassitude se propage, une sorte de pacifisme dans la lutte contre la
Nature. Des hommes retournent vers des modes de vie plus simples et plus
proches d'elle ; (...). Les grandes cités leur deviennent odieuses et ils
aspirent à s'évader de l'oppression écrasante des faits sans âme, de
l'atmosphère rigide et glaciale de l'organisation technique27. »
Pour le reste, le chrétien Ellul et l'humaniste Charbonneau sont en
désaccord sur tout avec l'auteur du Déclin de l'Occident. Comme ils le
seront d'ailleurs également avec l'ensemble du courant « Révolution
conservatrice » de l'Allemagne de l'entre-deux-guerres, symbolisé
notamment par Ernst Jünger28.


Dans le même sens, Jacques Ellul refuse toute filiation intellectuelle
avec Martin Heidegger dont il connaissait, dès 1934, l'engagement nazi29.


27. Oswald Spengler, L'homme et la technique (Der Mensch und die Technik, 1931),
Paris : NRF/Gallimard, 1969, p. 167.
28. Sur l'imbroglio idéologique de cette période, cf. Peter Gay, Le suicide d'une
République (Weimar Culture, 1968), Paris : Calmann-Lévy, 1993 ; Pierre Bourdieu,
L'ontologie politique de Martin Heidegger, Paris : Minuit, 1988 ; et Jean-Michel
Palmier, « Heidegger et le national-socialisme », Cahier de l'Herne sur Heidegger, 1983.
29. Entretiens avec Jacques Ellul, 15 janvier 1988. Contrairement à ce que
pourraient laisser croire les polémiques suscitées environ tous les dix ans par la
« découverte » du nazisme d'Heidegger, cet engagement était connu avant la guerre