L'olivier greffé, le théologien Jacques Ellul revient sur la Lettre de Paul au Romains |
L'olivier greffé, le théologien Jacques Ellul revient sur la Lettre de Paul au Romains Or, à partir du IIIe siècle, se produit manifestement en Israël un retournement d’opinion, et aussi de théologie ! Les juifs deviennent très assurés que leur élection est définitive ; que leur Dieu souverain ne les rejettera jamais ! De nombreux textes en témoignent le temps de l’inquiétude est fini, Israël s’avance avec son Dieu; cela est lié à la fois aux événements historiques et à une nouvelle compréhension de la Torah (W. Baron, Histoire du peuple juif T.2, PUF-Saulnier, Histoire d’Israël, T.3, Le Cerf, 1985). Et comme le dit Maillot : « L’élection de Dieu est capturée par Israël ! » Nous retrouvons donc ce même problème, déjà abordé, de l’appropriation: autrement dit, il est parfaitement exact, c’est une meilleure compréhension de la Révélation qu’Israël reçoit maintenant. Dieu peut rejeter celui qu’Il a choisi et aimé : Il ne rejette pas «à toujours ». Quand Il se détourne, Il ne perd jamais la mémoire de Son alliance ; l’expérience de cette période, c’est que, certes, Dieu peut rejeter mais ce ne sera que temporairement. On peut Lui faire confiance. On peut rester assuré. Dieu ne rejette pas à toujours : cela est vrai, mais il ne faut pas oublier sur quoi repose la permanence de cette alliance. Ce que Dieu a promis, Il le tient toujours ; l’alliance qu’Il a déclarée, Il la maintient au travers des vicissitudes de l’Histoire. Mais tout repose sur Dieu seul. Si l’autre est infidèle, Dieu, Lui, reste fidèle. Et l’Alliance, alors, se maintient mais ne repose que sur la fidélité, l’amour, le pardon, la patience de Dieu. Nous n’y avons aucun mérite. Tout ce qu’alors l’homme peut faire en traversant ce « rejet », qu’il sait temporaire, c’est de reconnaître son Dieu, envers et contre tout, comme le Dieu fidèle et Le prier, toujours, comme «mon Dieu »(1) Le changement, ici, c’est qu’Israël est devenu beaucoup trop sûr de lui ! Il est tellement certain que Dieu ne l’abandonnera pas qu’il en fait une sorte de propriété. Cela va de soi. Sans se rappeler que, là aussi, tout est grâce, et que c’est par grâce (et fidélité envers Lui-même) que Dieu ne rejette pas «à toujours» Autrement dit, de même qu’Israël s’était approprié la Révélation (qu’il devait porter à tous) et l’Alliance (qu’il devait annoncer à tous comme Evangile), de même, maintenant, il s’approprie en quelque sorte la fidélité de Dieu et Son élection ! Il devient beaucoup trop sûr de lui. Voilà pourquoi la question que pose Paul est scandaleuse et blasphématoire pour les juifs de son temps (qui, pourtant, du point de vue de la compréhension historique de leur histoire, auraient pu se poser au moins des questions sur les périodes scandaleuses et néfastes des Asmonéens, des Hérodiens, ainsi que leur soumission aux Grecs, aux Séleucides, aux Romains, etc.).
Quand même, Paul aurait pu donner d’autres exemples que le sien pour attester cette permanence de l’Alliance de Dieu! Il aurait pu dire que les témoins principaux de Jésus, sur la parole de qui repose tout l’Evangile, ont été des juifs qui avaient suivi jésus. Il aurait pu rappeler qu’il existait à Jérusalem une Eglise judéo-chrétienne composée presque uniquement de juifs! Mais non, il se donne seul comme témoin. Orgueil? peut-être, mais aussi considérable sentiment de responsabilité. Tout-Israël résumé en un si fragile témoin ! Et Paul a un argument supplémentaire considérable pour se donner comme témoin: il a été un persécuteur des chrétiens, un ardent zélateur de la destruction de cette hérésie, et voici qu’il est converti: ces deux phases attestent bien qu’il en est de même pour Tout-Israël: Dieu n’a pas repoussé son peuple puisque même un persécuteur a pu être repris par Dieu pour devenir témoin. Paul est donc ainsi comme une sorte de gage vivant de la grâce toute-puissante. Car si Dieu avait finalement décidé de rejeter tout Son peuple, Il aurait commencé par rejeter l’ ‘’élite’’ du peuple; Il aurait rejeté ce qui était le plus représentatif, et Paul faisait partie de cette élite ! Bien plus, ce peuple, Dieu l’ « a connu d’avance ». Or, cette connotation est essentielle comme Paul l’a montré au chapitre VIII: «Toutes choses concourent au bien de ceux qui aiment Dieu, de ceux qui sont appelés selon son dessein. Car, ceux qu’Il a connus d’avance, Il les a aussi prédestinés à être semblables à l’image de son Fils... Et ceux qu’Il a prédestinés, Il les a aussi appelés, et ceux qu’Il a appelés, Il les a aussi justifiés, et ceux qu’il a justifiés, Il les a aussi glorifiés. » Quand on se rappelle la précision de la pensée et du vocabulaire de Paul, on ne peut pas dire que c’est par hasard qu’il emploie cette phrase: «Son peuple, qu’Il a connu d’avance. » Cette formule entraîne nécessairement avec elle tout le reste: prédestinés, appelés, justifiés, glorifiés. Ici, je vais m’avancer beaucoup: « Prédestinés à être semblables à l’image de son Fils. » Spontanément, les chrétiens penseront : le Fils Jésus étant ce qu’il a été, les chrétiens sont appelés à devenir semblables à l’image de celui-ci. Quantité de textes vont dans ce sens: ceux où Jésus annonce par exemple que les serviteurs seront traités comme le Seigneur. Mais n’est-il pas possible de faire une lecture temporellement « retournée »: « Ce peuple était prédestiné à être à l’image de son Fils... », c’est-à-dire qu’il était déjà, au cours de l’Histoire, ce que Jésus allait être lui aussi au cours de son histoire. Le peuple juif, image prophétique du Fils de l’Homme, Fils de Dieu! Ne nous scandalisons pas, et méditons. Après avoir posé ce point de départ, Paul va cheminer en démontrant comment en effet Dieu n’a condamné personne, rejeté personne. Mais il y a ce que Luther appelait l’œuvre de la main droite de Dieu et l’œuvre de la main gauche. Je crois qu’il n’est pas exact de traduire la main droite par la grâce et le salut, et la main gauche par la justice et la damnation. Il me semble plutôt que cela voulait dire que Dieu œuvre par des voies différentes et qu’il y a les œuvres accomplies par Sa main droite (l’Église) et les œuvres (positives aussi !) accomplies par Sa main gauche, en Israël tout particulièrement. De même, Barth intitulera deux chapitres de son commentaire: Le Dieu de Jacob; Le Dieu d’Esaü. Celui-ci, même « haï» par Dieu, n’est nullement jeté en enfer, ni damné, ni hors de l’amour de Dieu ! Car s’il y a, aujourd’hui, deux alliances, il n’y a qu’un seul Sauveur pour tous. Vient alors, dans les v. 2 à 5, la comparaison avec Elie. Histoire bien connue. Elie qui fuit dans le désert, après avoir obtenu sa victoire triomphale sur les prophètes de Baal (I, R. XVIII) et les avoir fait égorger. Tout le peuple a été convaincu par le miracle. Et voici qu’Elie s’enfuit. Et il proclame deux choses: je ne suis pas meilleur que mes pères (je pense qu’Elie est brusquement saisi du remords d’avoir fait tuer les quatre cents prophètes de Baal !) ; puis il demande à Dieu, après que celui-ci est passé, de lui ôter la vie, « parce que je suis resté moi seul fidèle ». Tout le peuple a trahi. En faisant allusion à ce récit, il semble que Paul veuille plus ou moins s’identifier à Elie comme un intermédiaire entre Dieu et les hommes. Mais il y a une différence considérable entre eux: Elie prononçait un acte d’accusation contre Israël: ils ont tous abandonné ta Révélation — la Torah —, ils ont tué tes prophètes, ils ont renversé tes autels... Il faut donc que tout ce peuple soit rejeté. Au contraire, Paul plaide pour Israël, et c’est pourquoi il insiste sur la fin de l’histoire d’Elie. Dieu lui répond: «Je me suis réservé sept mille hommes qui n’ont pas fléchi les genoux devant Baal, » «Toi, tu ne les connais pas, dit Dieu, mais moi je les connais ! Et, quand tu les accuses, tu ne sais pas ce que tu fais !» Sept mille chiffre qui entraîne deux remarques: dans I Rois (XX, v. 15), on nous raconte que le roi Achab a décidé de passer en revue toute l’armée d’Israël ; il réunit tous les hommes, et ils étaient sept mille ! Ironie je me suis réservé sept mille hommes en Israël. Mais justement toute l’armée est de sept mille hommes Autrement dit: tous ces hommes sont en réalité restés fidèles, même si tu ne le sais pas (et ce n’est pas étonnant puisqu’au moment du conflit il est dit que tout le peuple s’écria « C’est l’Eternel qui est notre Dieu! »). Il faut en outre rappeler la symbolique, élémentaire, du nombre sept mille : chiffre de la perfection, multiplié par 1000 : qui est (comme tous les multiples de 10) l’indication d’un nombre immense. Les deux indications convergent (la symbolique étant encore plus complète et illimitée que la narrative). Mais il est aussi permis de penser que ce nombre de sept mille indique en effet une partie limitée de ce peuple d’Israël soumis à Achab, auquel cas la combinaison des données précédentes et de celle-ci veut dire que Dieu s’est bien réservé, à l’intérieur du peuple d’Israël, un reste et que, finalement, ce reste a sanctifié tout le peuple d’Israël. C’est cette interprétation -là que Paul retient comme il le montre dans la suite de sa démonstration : de même, dans le temps présent, il y a un reste selon l’élection de la grâce. Mais Paul revient sans cesse, dans toutes ses lettres, à son affirmation centrale: si c’est par grâce ce n’est pas par les œuvres. Si c’était par les œuvres ce ne serait plus la grâce ! Donc, Israël peut accumuler les œuvres de fidélité à la Torah, cela ne sert de rien lorsqu’il ne reconnaît pas Jésus comme le reste du reste en qui réside tout le salut d’Israël. Une fois encore, ce qu’Israël voulait obtenir à tout prix (la certitude de son salut), il ne l’a pas obtenu de cette façon ! Donc, certains d’Israël sont repoussés : Israël, dans son entier, n’a pas trouvé ; c’est l’élection qui l’a obtenu ; ce qui fait que ceux qui ne reçoivent pas dans l’humilité cette élection sont mis de côté et «endurcis» (ou engourdis). Et, ici, Paul, qui cite souvent la Torah de façon approximative, durcit le texte du Deutéronome. Ce texte dit: «Dieu ne vous a pas donné un cœur pour comprendre, des yeux pour voir, des oreilles pour entendre » ... il s’agit de tous les miracles salutaires que Dieu a accomplis dans et pour Israël. Paul le change en une action positive de Dieu : «Dieu vous donné des yeux pour ne pas voir, des oreilles pour ne pas entendre. » On retrouve l’idée que ce n’est donc pas une mauvaise volonté d’Israël ; ce n’est pas un esprit de refus, c’est Dieu qui l’a fait (donc... Israël n’est pas responsable !). Mais Paul ajoute aussitôt au texte du Deutéronome : «jusqu’à aujourd’hui» (v. 8). Et cela correspond bien à l’espérance que Paul continue d’affirmer : ce «jusqu’à aujourd’hui » veut dire que tout est possible demain. Une fois de plus, l’espérance pour Israël ; tout est possible demain parce que Dieu reste le Dieu d’Abraham, fidèle, et que, demain, il peut éveiller le Tout-Israël et lui donner des yeux pour voir! Et Paul continue son utilisation un peu abusive en appliquant à Israël un texte de David (Ps. L XIX, 23.-24) qui vise les ennemis de David, mais il s’en sert pour répéter que leur table (qui, en réalité, est l’autel du Temple), surchargée de sacrifices, d’offrandes (qui sont un autre aspect des œuvres), devient pour eux un piège. A côté des œuvres éthiques et religieuses, les sacrifices et offrandes, signes d’obéissance et de générosité, égarent aussi le peuple de la grâce et de l’élection en conduisant, inévitablement, à penser que ces offrandes assurent le salut qui ne serait pas gratuit. L’on revient toujours au grand retournement dont nous avons parlé: quand on place œuvres et offrandes au premier plan, on le fait pour être sauvé; au contraire, quand on sait que l’on est sauvé par pure grâce, on fait ces œuvres et ces offrandes parce que l’on est assuré du salut et comme reconnaissance, comme action de grâce Ainsi, Israël, de par son élection même, est placé (était, sera) devant un choix décisif. Il faut qu’il cesse de rechercher à tout prix, par sa force, sa volonté, ses scrupules, son intelligence aussi, qui restent à son initiative, ce qu’il cherche avant tout, être ce peuple témoin, le peuple de la vérité... Je pourrais ajouter, comme un post-scriptum à la méditation de ces versets 1 à 10, que Paul se met de façon tout à fait subjective dans ce drame d’Israël. Il ne veut en rien être séparé de son peuple: «je suis là »! Et cela doit nous rappeler une vérité essentielle concernant Israël : on ne peut pas parler objectivement d’Israël. On ne peut pas ne pas prendre parti pour ou contre. Israël est bien un peuple mis à part, et sa présence est forcément une mise en question de chacun de nous. C’est pourquoi, sitôt qu’Israël est présent, les passions se déchaînent: pour, contre. La vie même de ce peuple nous pose des questions décisives : celle de l’élection, celle de la liberté de Dieu, celle de l’aventure de la présence de Dieu. Et c’est toujours vrai, même aujourd’hui où, refusant Jésus, Israël est temporairement mis de côté pour l’œuvre de Dieu. Dieu ne lui a pourtant rien enlevé ! Dès lors, à côté du drame des persécutions, il y a cet autre drame de l’erreur des théologies qui objectivent l’histoire d’Israël et nos chapitres de Paul en particulier. Tirer de tout cela une dogmatique, fût-elle orthodoxe et biblique, ,c’est justement ce que nous ne pouvons faire ! L’Election, la Prédestination ce ne sont pas des loci theologici, ce ne sont pas des thèmes de philosophie, ce ne sont pas des «problèmes », ce ne sont pas des pierres neutres pour la construction d’un édifice théologique, ce sont des «mises au pied du mur », une interpellation qui exige une décision parce que c’est l’affaire décisive de toute vie humaine ! Et la présence d’Israël — que ce soit le reste qui a reconnu, aimé Jésus comme Messie, ou l’autre, qui reste dans son attente par fidélité — provoque inévitablement le trouble : la joie ou la haine. Voilà l’objectif, le « pour» n’est pas de faire tomber et de rejeter son peuple! En les faisant tomber, le but, c’est de sauver tous les hommes ! Il ne dit pas qu’ils ne sont pas tombés; nous avons vu les pièges. C’est là un simple moyen de la miséricorde de Dieu. Puisque les juifs ne remplissaient pas la mission dont ils avaient été chargés (porter au monde la bonne nouvelle de l’Alliance), ils ont en quelque sorte laissé une place vide ! Dieu, alors, choisit un autre chemin pour atteindre le monde entier, et Dieu attend qu’Israël entre lui aussi dans ce chemin pour être sauvé avec les autres. La chute d’Israël a permis l’apparition du reste ultime : Jésus-Christ. Et en Jésus-Christ, c’est l’universalité du salut qui est prononcée. Cette chute provoque une merveilleuse aventure, et nouvelle, de Dieu avec les hommes ! Dirons-nous alors que ce rejet de Jésus par une majorité en Israël est une felix culpa (comme on l’a dit au sujet de la désobéissance d’Adam)? Certes non ! Jamais une faute, une chute, un accaparement par l’homme n’est félix. Cette chute est dramatique, comme toute faute contre Dieu. Dramatique mais non tragique. C’est-à-dire qu’elle entraîne mille malheurs, mille défaites pour Israël, et la haine des nations ; mais non pas tragique en ce qu’il n’y a là aucun destin, aucune fatalité sans avenir et sans espérance. Maintenant, le mur qui séparait les païens et les juifs est tombé. Les païens étaient en dehors des alliances (non pas cependant hors de l’Alliance de Noé), hors de lia Promesse (faite uniquement à Abraham et ses fils), ils étaient sans espérance et véritablement athées, c’st-à-dire que par défaut de la Révélation de l’Unique, « ils s’inventaient des dieux qui n’en sont pas ». Et maintenant, ces païens sont réconciliés avec_Dieu. Dieu s’est réconcilié avec tous les hommes parle sang du Christ. Même s’ils ne le savent pas. Et l’Evangile consiste à proclamer à tous : « Maintenant, vous êtes réconciliés, la Promesse est aussi pour vous, et vous êtes appelés à la Vie.» Ainsi, la « chute» des juifs a permis le salut des païens. En suivant ce chemin-là, Paul inverse le schéma des promesses de la première alliance : les juifs sont le peuple de Dieu qui doit porter la Promesse à tous, et tous seront sauvés par cette prédication. Maintenant, c’est la foi des païens qui atteste l’Évangile, et les juifs ont à recevoir des païens cette nouvelle alliance, cette nouvelle promesse du salut. Assurément, cela ne pouvait (et ne peut) être reçu et entendu par les juifs. Paul est accusé d’avoir profané la Loi, mais il est convaincu que Dieu n’a nullement abandonné les juifs; au contraire, il met le comble à l’action de sa grâce en les sauvant aussi gratuitement, ce qui impliquerait leur conversion. Mais voici que l’on ne peut annoncer cette bonne nouvelle aux juifs que si, d’une part, les païens montrent ce qu’est la grâce qui leur est faite, d’autre part, si on atteste que la grâce faite aux juifs dépasse encore celle faite aux païens ! Certes, il y a eu chute, il y a un rejet, mais un rejet qui, depuis Jésus, ne peut plus être définitif: il est forcément partiel et temporaire. Et Paul montre qu’il conçoit son ministère sous l’aspect eschatologique de la conversion des juifs(2). La totale responsabilité du refus de Jésus par les juifs tient exclusivement à ce que sont les chrétiens et les Eglises chrétiennes. Si les chrétiens avaient manifesté devant les juifs une vertu supérieure à celle qui peut venir de l’observance de la Loi(3), une sainteté, une pureté de mœurs devant quoi il n’y aurait eu qu’à s’incliner, une pureté dans l’adoration du Seigneur sans que s’y mêlent de rites païens, de croyances enfantines, de confusions (que j’appellerais idolâtres), s’ils avaient agi selon un amour complet du prochain, s’ils avaient vécu selon la loi royale de la Liberté. acquise en Christ, sj les sociétés dites chrétiennes avaient été pour tous des modèles de justice, personnelle, sociale ou politique, alors, sans aucun doute, la prophétie de Paul, correspondant au dessein de Dieu, se serait réalisée: les juifs, convaincus par cette vie-là, auraient reconnu en Jésus le Messie qui avait changé le cœur des hommes et, à partir de cette conversion du cœur, qui avait produit une transformation du monde. Mais, au lieu de cela, qu’avons-nous montré, nous chrétiens(4)? Des mœurs incohérentes et souvent méprisables, des sociétés de conquête, de puissance, d’avarice, des haines entre chrétiens et un triomphe général de l’injustice. Et tout particulièrement à l’égard de ce peuple juif, les sociétés chrétiennes ont abondé en persécutions et injustices, elles ont vécu dans une haine du juif, qui est incompréhensible à simple vue humaine et qui n’est provoquée que par le fait que ce peuple de la fidélité reste un témoin insupportable de l’infidélité chrétienne. Alors, bien loin d’«émouvoir de jalousie» (pour faire mieux que les chrétiens et reconnaître que ce «mieux» venait de Jésus!) les juifs, l’exemple de nos vies et de nos sociétés a été un contre-témoignage constant qui ne pouvait que les rejeter loin de Jésus !. Les juifs n’avaient vraiment aucune raison de se convertir et de venir vers ce Messie ! Lorsque cette reconnaissance se produira, à la fin des temps, ce sera d’une part une si forte action du Saint-Esprit que l’Église redeviendra l’Église du Christ en vérité, que chacune de nos vies sera changée (en un clin d’œil, nous serons transformés) et, en même temps, le peuple juif reconnaîtra son Messie. En attendant, le retard à la rencontre entre les juifs et Jésus le Messie est le fait des chrétiens et de nos Eglises. En attendant... Voici donc que la mise à l’écart temporaire du peuple juif a permis la prédication de l’Evangile dans le monde et amène les païens à reconnaître dans le Dieu d’Abraham, d’Isaac, de Jacob et de Jésus, le seul vrai Dieu, l’Unique. «Par leur chute, le salut a été ouvert aux païens, l’amoindrissement de leur rôle a été la richesse des païens. »
Car tel est bien le sens de cette réintégration(5)! Leur éloignement a engagé Dieu dans la voie de la réconciliation avec toute l’humanité, passée, présente, future. Alors que sera leur propre réconciliation? Quel miracle quand Israël cessera d’être un « peuple rebelle et contredisant»! (X, 21) Ce sera proprement, dit Paul, la vie d’entre les morts! (v. 15). L’achèvement de l’œuvre rédemptrice de Dieu, c’est la «vivification» totale. Ce mot de vivification (que Maillot traduit: la vie surgissant de la mort) n’est pas tout à fait identique à celui de résurrection. Ce serait, d’après certains commentateurs, un terme rabbinique exprimant l’ultime réalisation de l’amour de Dieu, le triomphe indiscutable du Vivant sur l’Empire de la mort. Pour nous, le Père a fait remonter Christ d’entre les morts et il a ainsi manifesté sa gloire. Mais il faudra que cette gloire éclate dans tout l’Univers et nous le confessons lorsque nous disons que Jésus est «le premier né d’entre les morts », que sa résurrection est la défaite finale de la mort. La conversion d’Israël, recevant et reconnaissant son Messie, dégagera la résurrection universelle et, lors de cette résurrection, apparaîtra moins le jugement que le rachat du monde entier par Dieu donnant son Fils. Il faut bien souligner, je crois, que la résurrection n’a pas pour but et pour fin le jugement, la séparation des «bons» et des «méchants» et l’envoi des méchants en enfer. C’est aussi le sens du texte de l’Apocalypse quand nous voyons la totalité du peuple d’Israël rassemblé en premier lieu devant l’Unique et, derrière eux, l’immense foule que l’on ne pouvait compter appartenant à tout peuple, toute tribu, toute langue de toute la terre (l’Eglise) (Apoc. VII, 4-10). La résurrection a pour fin la «Jérusalem céleste », le triomphe de la vie et l’anéantissement des puissances de mort, donc de la mort elle-même où ceux qui auraient dû être damnés sont en définitive graciés(6). Cette réconciliation par la mise à l’écart d’Israël et ce surgissement de la vie d’entre les morts lorsqu’Israël sera réintégré rappellent, exactement, ce que dit Paul en V, 10: «Si nous avons été réconciliés avec lui par la mort de son Fils, à plus forte raison, étant réconciliés, nous serons sauvés par sa vie (sa résurrection). » "Ressuscité, le Christ nous donne accès, dans le secret de la foi, à sa victoire finale. Immergé dans une histoire qui dure encore, Israël continue à porter le poids du péché du monde, en attendant son relèvement, qui sera celui de l’humanité. " (Remaud, op, cit.). Je sais que cette thèse que j’ai expliquée à plusieurs reprises provoque souvent le scandale. Je ne puis reprendre ici tous les textes où il est question de damnation et dont j’ai montré qu’il s’agit soit de paraboles servant d’avertissement et dont on ne peut faire une pièce d’une dogmatique Soit d’une visée qui concerne ce qu’il y a de mal en tout homme (ce qui est condamné à disparaître) et non pas cet homme même. On sait bien que commettre un vol ne fait pas de l’homme un voleur. Par ailleurs, si le salut a lieu par grâce, cela concerne évidemment ceux qui auraient mérité une condamnation. On gracie un condamné, pas un innocent! Je Suis venu pour sauver les pécheurs et non les justes ! Evident ! Bien entendu, ils n’ont pas trouvé. Mais, dans cette comparaison, il n’y a pas que la greffe qui soit étonnante ! Il y a l’ "affaire" de la racine. Ce n’est pas toi qui portes la racine, c’est la racine qui te porte. Ce n’est pas très clair ! C’est que, dans la Bible hébraïque, il y a toute une théologie de la racine. La racine n’est pas seulement la part de l’arbre enfoncée dans la terre et qui y puise le «suc» nourricier, c’est une sorte de force qui pousse à la production de la feuille de chaque rameau, c’est donc, dans le même mot, la racine telle que nous l’entendons mais aussi la tige ou encore le tronc. Nous avons déjà dit (d’après tous les hébraïsants dont j’ai lu les travaux) que les juifs ont un mode de penser global. Mussner fait valoir par exemple que le mot Yad signifie main mais peut aussi signifier bras. Regel: pied... jambe; et, très important, Rabbim veut dire littéralement «beaucoup », mais aussi : tous et correspond en fait à notre tous. Il faut relire les textes des Evangiles dans cette lumière quand il y est traduit que "beaucoup seront sauvés..." Ce n’est donc pas littéralement la racine qui porte les païens greffés, mais bien le tronc. Ce qui implique d’abord que le tronc subsiste en tant que tel ! La racine, ce seraient les patriarches. Mais le tronc, c’est Israël; l’Israël du temps de Paul et aussi de notre temps ! C’est Israël qui reste l’olivier donneur de fruits (elaia, Kallie-laios). Et c’est le paganisme qui est l’olivier sauvage. Dieu n’ennoblit pas ce sauvage en greffant sur lui des branches de l’olivier franc c’est le contraire ! On doit donc dire que c’est « contre nature» que nous sommes devenus disciples de Jésus et croyants de ce Dieu unique. Ce qui, d’ailleurs, suppose que nous rejetions totalement de la théologie l’idée d’une nature bonne et d’une sur-nature (religieuse) qui la dépasse et la complète. Cela est décisif pour une compréhension de ce que sont l’amour de Dieu et la grâce ! Donc, nous apprenons dans cette parabole que nous, chrétiens, nous, Eglise, nous ne sommes que des greffons, des «pièces rapportées» (comme dit A. Maillot dont nous avons suivi beaucoup des ana lyses dans ce qui précède). Nous sommes de mauvaise espèce par nature; nous ne portons pas de fruits à la gloire de Dieu selon nos œuvres; nous sommes implantés dans le peuple saint (qui le reste envers et contre tout). Donc, nos fruits et notre huile ne viennent pas de nous mais bien de la moelle (plutôt que graisse ! ) de l’olivier premier et franc. Et, comme le rappelle Maillot, cela marque une fois de plus une certaine identification, faite par Paul, entre Jésus et Israël. (" Il y a toujours dans le peuple du Christ quel- que chose du Christ lui-même », selon Godet.) Cela rappelle la parole de Jésus sur le cep et les sarments... Le juif reste juif d’origine, nous, nous ne tenons au tronc «que» par la foi ! Dès lors, nous avons constamment à nous rappeler que, si Dieu a pu être si sévère envers son peuple et a pu couper quelques branches, combien plus il sera sévère pour nous si nous commettons les mêmes erreurs qu’eux ! «Ne t’abandonne donc pas à l’orgueil, mais crains. Car si Dieu n’a pas épargné les branches naturelles, il ne t’épargnera pas non plus. » (v. 20-21). Et cela justifie entièrement la lecture faite par K. Barth appliquant tout cela à l’Eglise. Si l’erreur des juifs a été — nous avons essayé de le montrer — l’orgueil d’être le peuple élu et l’appropriation de l’élection, alors nous devons nous demander ce qu’il en est maintenant du statut de l’Eglise et des chrétiens. Quand je vois des chrétiens passionnés pour les Arabes et l’islam rejetant, accusant sans cesse Israël, y a-t-il encore là une parcelle de vérité chrétienne ? A-t-on conservé la moindre idée de notre situation de corps et d’hommes greffés sur le «vieux tronc d’Isaïe »? Rien de plus que greffés, et recevant, de ce tronc-là, la nourriture qui s’exprime dans nos œuvres, nos cultes, notre théologie... Cela scandalisera. Il faut alors revenir au début: à eux, les juifs, appartiennent l’adoption (à nous aussi, adoptés, après eux), les alliances (la nôtre dérivant de la leur), la Loi (car notre éthique dérive de la Loi) et le culte, et les promesses, et les patriarches (IX, 4-5)... Tout cela est notre patrimoine commun et notre Sauveur est né d’eux. Et le Seigneur est leur Seigneur! Tout cela étant aujourd’hui vrai. Derrière la métaphore de Paul, il y a une théologie: le seul peuple de Dieu est composé d’Israël et de l’Eglise. Israël et l’Eglise ne sont pas juxtaposés comme deux grandeurs indépendantes l’une de l’autre : l’Eglise, issue des païens, est greffée sur le tronc d’Israël. Ils sont liés l’un à l’autre dans l’histoire du salut : Israël n’a nullement été relayé par l’Eglise Dieu n’a pas planté à côté de l’olivier franc un deuxième olivier franc, au contraire : il n’y en a qu’un ! Et les branches provisoirement retranchées seront de nouveau greffées à la fin (v. 24) «selon leur nature» cette fois ! Ce qui implique que, dans notre «entre temps », ces branches sont gardées sans être desséchées ni brûlées (Mussner). En revanche, si l’Eglise prétendait continuer à vivre en se séparant d’Israël (ce qu’elle a, hélas, si souvent fait !), elle se couperait de sa racine et ne pourrait que se flétrir. Notes |